Beyrouth, un pari fou contre l’évidence

Classé dans : Moyen-Orient, Tous | 0

Parler de Beyrouth force à l’humilité. Il semble impossible de rendre compte des existences qui s’y croisent. On n’ose décrire ce que l’on y voit de peur de ne rapporter qu’une infime partie d’une réalité aux multiples aspects. Mieux vaut être modeste, à l’affût. Alors on observe, on écoute.

Des blocs de béton peints du drapeau libanais bloquent des rues, délimitent chaque voie de circulation, gardées par des soldats armés, parfois juchés sur des chars. Des affiches proposant des pèlerinages à la Mecque se disputent l’espace avec des flyers annonçant un DJ berlinois au BO18 ou au Gärten, hauts lieux de fête de la nuit Beyrouthine. Les bagnoles décharnées aux pare-brises fissurés, les Hummers, les scooters et les 4×4 flambants neufs se disputent la priorité à coup de klaxons sur des routes défoncées. Les cireurs de chaussures, les vendeurs de roses alpaguent le badaud occidental devant des boutiques de lingerie de luxe dans un centre-ville tout neuf et pourtant si vide. La voix d’un muezzin résonne, aussitôt suivit des cloches d’une église située à quelques dizaines de mètres d’une mosquée.

 

Maudit bitume

 

Depuis la fin de la guerre civile et des invasions israéliennes successives (1982 puis 2006) la capitale libanaise semble avoir été pris d’assaut par des gosses les bras chargés de Lego, des plans délirants plein la tête. Une nouvelle fois, les cupides aux yeux avides n’ont que faire du passé. Les baraques de pêcheurs qui s’élevaient sur tout le littoral ont depuis longtemps déjà fait place à de haut buildings gris et impersonnels. Beyrouth s’auto-mutile depuis tant d’années… Son patrimoine architectural se meurt un peu plus chaque jour à l’ombre de sombres tours dans l’indifférence (quasi) générale.

Une loi de protection du patrimoine vient tout de même d’être voté, mieux vaut tard que jamais. Sur le bitume et dans les cieux de Beyrouth, les époques se télescopent, cohabitent sans logique ni planification : gratte-ciels de luxe, maisons traditionnelles préservées ou abandonnées, bâtiments défoncés à coup d’impacts de balles. La mort, les déchirements, les cris et les haines hantent encore bon nombre d’édifices.

 

 

Mais alors quoi ? Comment peut-on tomber sous le charme de cette masse de béton où le dernier mètre carré de surface constructible servira à construire un parking ? Qu’est ce qui donne le sentiment de se sentir chez soi dans cette ville bétonnée, polluée, bruyante et sale ?

 

Preuves de vie en tout endroit

 

La vitalité de Beyrouth se manifeste par petite touche. Sur un mur tagué, dans un escalier peinturluré, dans l’assiette d’un de ses innombrables restaurants, dans un bar branché et à chaque instant dans le parcours de ses habitants et de ses visiteurs. Jeunes pour la plupart. Ce n’est pas une formule toute faite. Je l’ai déjà dit mais ce sont les personnes que l’on rencontre qui rendent un voyage au Liban si unique.

Cette jeunesse libanaise a à cœur de placer son pays sur la carte du monde. Née à la lueur des fantômes d’une guerre civile qui dura 16 ans, d’invasions et de massacres commis par des puissances étrangères, dans un pays accueillant des réfugiés de toute la région, à la bureaucratie incensée, à la corruption généralisée, à un système politique éreinté, quelle alternative lui reste t-elle sinon de vivre pleinement malgré tout ?

S’engager pour la défense d’un patrimoine historique à l’abandon, ouvrir un bar, s’acheter une grosse bagnole, offrir un tour de Jetski à une jolie fille, lutter contre la gestion des déchets catastrophique de la mairie, enseigner l’histoire à des gamins. Il ne s’agit pas  (toujours) d’engagements citoyens à proprement parler mais plutôt de manifestations de vie, comme un cri de guerre envoyé au ciel : « On est toujours là ! Yallah ! Demain ? Inch’allah !« . Dans une ville encore hantée par les spectres du passé, le paradoxe ne cesse d’étonner.

Ceux qui choisissent cette voie nous forcent nous -enfants gâtés de la mondialisation- à l’admiration. A Beyrouth, coûte que coûte, la vie rayonne, traverse les klaxons, les tunnels non ventilés, la crasse incrustée sur le mur des bâtiments, les impacts de balle, le manque de perspective, les nuages de pollution, le poids des guerres, des conflits étrangers… Habitants, réfugiés, touristes, tout le monde semble s’oublier un peu dans cette parenthèse enchantée dans un Moyen-Orient si cadenassé.

Beyrouth, tourelle de Babel

 

En fait, Beyrouth a fait le pari fou, insensé d’absorber, de refléter et de faire cohabiter tous les mondes qui se côtoient en elle : un capitalisme effréné, la piété religieuse, le fanatisme, le catholicisme, la liberté d’expression, les soirées démesurées, les nationalismes, les engagements citoyens, la foi des sunnites, des chiites, les bars tendance, l’oubli du lendemain, le souvenir des martyrs…

Un tel mélange est probablement voué à l’échec. Le reste du monde observe d’ailleurs avec avidité le moment où cet îlot de liberté explosera. Satisfait de démontrer que le rêve était vain. En attendant, Beyrouth s’y essaye avec force. Sa tentative désespérée et magnifique d’accomplir ce rêve à jamais inaccessible la rend unique pour l’éternité.

 

Pour aller plus loin, je vous invite à (re)lire le papier consacré aux personnes (fabuleuses) rencontrées lors de mon premier voyage au Liban.