Tranches de vies libanaises

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Plus que le bord de mer, les murs ou le bitume, je souhaitais raconter Beyrouth à travers les personnes que j’y ai croisé. Comme une succession de récits qui s’entremêlent, se contredisent ou se complètent. Ce sont ces personnages qui ont fait de mon voyage au Liban une expérience particulière, unique, un voyage différent des autres, vraiment. Il me semble que ces courts portraits dépeignent mieux la réalité de la capitale libanaise qu’un papier chronologique retraçant une histoire complexe mêlée d’une analyse géopolitique lourde et pesante. J’espère y être parvenu. 

Voici Karnig. Carrure de bûcheron, mains de charpentier et épaules de déménageur comprises. Le sourire franc en plus. Son physique tranche avec sa véritable profession : professeur d’histoire(s). Une discussion suffit à vous convaincre de l’importance de sa mission : son métier, c’est la mémoire. Arménien de Syrie. Fier de l’être. Il sait de quels récits il est issu. Il est de ceux qui lèvent le poing, de ceux qui proclament de vibrants plaidoyers, de ceux qui savent enflammer le regard de leurs interlocuteurs.

Karnig (à droite) pose fièrement devant le nom de Missak Manouchian

Il possède deux passeports (quasi une banalité au Liban) : brésilien et syrien. Son père est syrien-brésilien, sa mère est bien libanaise mais lui ne l’est pas. D’ailleurs, c’est écrit en toutes lettres sur sa carte de séjour, à l’intitulé profession : « FILS DE LIBANAISE« . Cruelle bureaucratie. Au Liban, pas de droit du sol : la mère ne transmet pas la nationalité. Etranger en son propre pays, Karnig donne des cours dans des écoles arméniennes. Préférence nationale oblige, il n’a pas le droit d’enseigner dans une école publique libanaise. Il parle anglais, arménien, arabe, se balade comme chez lui dans les rues de Mar Michael, le quartier chrétien tendance où les bars sont partout, il check chaque barman, chaque vendeur ambulant, les serveuses lui sautent dans les bras lorsqu’elles le reconnaissent. Quand il n’enseigne pas ou ne milite pas pour la reconnaissance du droit des arméniens, Karnig milite contre la gestion catastrophique des déchets par la municipalité.

 

Chrétiens, musulmans et expat’

Il y a Eli et Sleiman, amis depuis plus de 15 ans et gérants du Neighbors dans le quartier musulman cosmopolite d’Hamra. Le premier est chrétien, le second musulman. Eli se demande ce que je peux bien foutre au Liban. Il a vécu un an et demi en Ukraine avec sa copine, il adore parler russe. Il a visité l’Australie, la Roumanie, la Géorgie. Il se plaint que rien ne marche au Liban mais est incapable de le quitter.

Sleiman (à gauche) et Eli (à droite), tous chics pour un mariage

 

Sleiman, lui, a les épaules solides. A 16 ans, il a perdu ses deux parents. Depuis, il s’occupe de ses 4 sœurs et de son petit frère Mustafa. Il paye leurs études, va les voir à l’étranger (l’une est en Allemagne), les fait travailler dans son bar. Il est l’aîné, c’est ainsi. Lui parle arabe, anglais, allemand et français. Dans la langue de Molière, il s’exprime lentement, avec soin. Son choix de mots s’opère en direct, sa diction, son accent, son élocution -associées à certaines expressions que l’on n’emploie plus- créées une drôle de fusion. Au lieu d’être pompeuses, ces phrases sonnent comme une jolie mélodie.

Il y a Muhammad, libanais expatrié à Riyad, en Arabie Saoudite. Il travaille pour JC Decaux et a bossé pour Michelin. Il déteste le « management français » sans qu’on sache trop ce que cela recouvre. Sa femme travaille pour WWF. Certes, elle ne peut pas conduire et doit se revêtir d’une tunique noire quand elle sort mais elle gagne 5000 $ par mois, « plus que moi« , dit-il en riant. Ils reviennent trois fois par an au Liban, chez eux, voir les potes et la famille.

Il y a ces trois palestiniens bien sapés en train de boire des coups à Gemmayze, autre quartier chrétien branché de Beyrouth. Ils conversent avec moi dans un anglais irréprochable.

 

Gratte-ciels, danse classique et Bachar

Il y a Cynthia, architecte. Polyglotte, elle parle français, arabe, anglais. Elle milite au sein d’une association pour l’ouverture et l’accès de tous les beyrouthins au Bois des Pins, le plus grand parc de la ville, menacé par des projets de construction autorisés par la mairie (dont je vous parle ici). Ce qu’elle aime elle, ce sont les maisons traditionnelles libanaises, celles dont l’entrée est surplombée de trois arcades, aux moucharabiehs et aux balcons arrondis, celles qui n’agressent pas le regard. Elle déteste les gratte-ciels façon Dubaï qui ont poussé trop vite avec la reconstruction de la ville après la guerre civile : « des doigts d’honneur en pleine ville« , qu’elle dit.

Ce qu’elle veut, elle, ce sont des espaces verts, des fontaines et des places aérées. Des quartiers animés, habités, appropriés par ses habitants. L’an dernier, une coalition de candidats indépendants a fait une percée lors des élections municipales. L’un de ces candidats a été élu à 51 voix près. Elle a convaincu 47 personnes d’aller voter. « J’ai espoir« , dit -elle, un joli sourire sur son visage.

Il y a Naïma, née d’une mère libanaise et d’un père brésilien. Pour les mêmes raisons que Karnig, elle n’a pas de nationalité libanaise. Fatiguée de refaire sa carte de séjour dans son propre pays et de payer le billet sous la table qui va avec, elle se fait oublier des autorités. Son occupation est sa passion : elle est danseuse et chanteuse. A 46 ans, sa voix douce et son joli sourire lui donne un visage sans âge. Sa grande taille, son corps élancé, forgé par une discipline de fer lui font paraître 10 ans de moins. L’an dernier, elle s’est mariée à un français. Au Liban, les tribunaux religieux sont les seuls habilités à prononcer des mariages -le mariage civil n’existe pas-. Les deux tourtereaux sont donc allés se marier au Brésil, à Sao Paulo. Il y a quelques mois, elle s’est produite à Damas à l’invitation de l’ambassade brésilienne. Le trajet Beyrouth-Damas s’est fait dans une voiture blindée, escortée de policiers… brésiliens.

Il y a Bassem, syrien expatrié d’1 mètre 90. Ses larges épaules et ses biceps gonflés rendent son polo étriqué. Sa montre imposante brille au soleil. Son parfum embaume l’air à 20 mètres à la ronde. Il a un 4×4 gigantesque.

Sa femme, libanaise, vient d’accoucher à 10 000 km de là, à Vancouver. C’est une fille. Ils hésitent encore pour le nom. Salma ? Leïla ? Fatima ? Myriam ? Les jolis prénoms arabes ne manquent pas. Ses parents à lui sont toujours là bas, à Damas. Ils sont propriétaires de nombreuses échoppes de rachat d’or dans le centre de la capitale syrienne. Alors, tous les 15 jours, Bassem grimpe dans sa grosse voiture et roule jusqu’à la capitale syrienne. Pour ses parents… et pour autre chose. Il m’explique qu’il n’est pas vraiment contrôler par les douaniers. Allez savoir. Bassem est pro-régime de Bachar El-Assad. Il le jure : « On pourrait me donner 1 million de dollars pour partir à New-York, je resterais à Damas« .